dimanche, décembre 17, 2006

Albert Camus, nous et la futilité de la vie

Sisyphe, le héros ordinaire d'Albert Camus

Le philosophe Albert Camus (1913-1960) est à la mode semble-t-il. Jean-Paul Sarte (1905-1980) moins. Entre les deux amis existentialistes, je préfère Camus qui m'apparaît plus humain et accessible.

Un épisode récent(2005)de l'émission américaine "Desperate Housewives" traitait du désespoir de la vie quotidienne surtout lorsqu'on a choisi une vie plus traditionnelle et routinière (maison, enfants, travail astreignant, etc.)...on y parla abondamment d'Albert Camus.

Sans doute parce qu'Albert Camus a le mieux décrit le désespoir qui nous frappe tous un jour ou l'autre, et cela, en reprenant le mythe de Sisyphe.

Je rappelle le mythe grec original. Sisyphe, fils d'Éole voulu déjouer Zeus et reçut un châtiment exemplaire. Les Juges des Enfers lui montrèrent un énorme rocher, et lui donnèrent l'ordre de le rouler en lui faisant remonter la pente jusqu'au sommet d'une colline et de le rejeter de l'autre côté pour qu'il retombe. Il ne devait jamais réussir!! Aussitôt qu'il est près d'atteindre le haut de la colline, il est rejeté en arrière sous le poids de l'énorme rocher, qui retombe tout en bas, et là, Sisyphe le reprend péniblement et doit tout recommencer...et cela pour l'éternité.

En fait, et c'était le thème du mythe et de l'émission "Desperate Housewives": est-ce que l'on peut faire quelques choses devant le sentiment de futilité et d'aliénation qui caractérise nos vies? Comment amener de la lumière dans notre vie de routine ennuyeuse et sans promesse?

La beauté du livre d'Albert Camus (Le Mythe de Sisyphe) est son chapitre "Il faut imaginer Sisyphe heureux".

L'idée de Camus (si je comprends bien!) se résume ainsi: continuer de vivre consciemment avec en soi l'idée insolente du manque de sens de nos vies est en fait un acte d'héroïsme. Tellement héroïque, qu'il peut a lui seul donner un nouveau sens à nos vies. (On peut aussi, bien sûr, vivre intensément mais ça j'en ai déjà parlé abondamment dans ce blogue.)

Et, de plus, quoi que de plus beau que de regarder à chaque jour l'horizon (du haut de la montagne) après un grand effort...même si cela ne durera qu'un trop bref instant...
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Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.

C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même. Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.

Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition : c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.

Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n'est pas de trop. J'imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au cœur de l'homme : c'est la victoire du rocher, c'est le rocher lui-même.

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l'homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit.

Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942.

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