mardi, août 09, 2005

La mort d'un grand intellectuel et humaniste...

Le philosophe Raymond Klibansky décède à Montréal à 99 ans


J'ai entendu parlé du professeur Klibanski pour la première fois il y a quelques années seulement grâce à George Leroux qui est professeur d'histoire à l'UQAM. VRAIMENT un être remarquable qui a véçu réellement les passions intellectuelles du siècle...c'est pourquoi je me permets de reproduire l'article d'aujourd'hui du Devoir

Comme vous le voyez , mes derniers posts portent sur Thierry Hentsch et sur Raymond Klibanski... cela indique bien qui sont mes idoles...

L'ancien et le moderne

-------------------------------------------------------------

Raymond Klibansky dans le documentaire biographique intitulé De la philosophie à la vie, primé en 2002 au Festival international du film sur l’art. La volonté de suivre à la trace des notions et des concepts sur des milliers d’années, dans plusieurs aires culturelles, l’aura occupé toute sa vie.

Formé dans l'effervescence culturelle de l'Allemagne du premier tiers du XXe siècle, forcé à l'exil par la barbarie nazie, colonel de l'armée britannique durant la Seconde Guerre mondiale, philosophe et historien de la culture de renommée planétaire, professeur émérite des universités McGill, Oxford et Heidelberg, coauteur de Saturne ou la Mélancolie, un livre légendaire sur le sublime et complexe sujet du «bonheur d'être triste», Raymond Klibansky est mort vendredi dernier. La courte notice nécrologique publiée hier dans Le Devoir annonce qu'il a succombé «dans sa centième année, paisiblement, à son domicile de Montréal». Il serait devenu centenaire le 15 octobre prochain.

Sa longue vie très bien remplie concentre les misères et les bonheurs d'un siècle marqué par d'admirables découvertes scientifiques et artistiques, mais aussi par d'abyssales plongées au coeur du maléfique. Lui-même connaît le statut d'exilé dès le berceau, à Paris, son lieu de naissance, où son père allemand s'occupe depuis quelques années d'une grande entreprise d'import-export en vins. En 1914, dès le déclenchement du premier conflit mondial, sa famille est obligée de tout abandonner pour rentrer à Francfort. Après quelques années passées au très rigide et trop discipliné Goethe-Gymnasium, où il se lie d'amitié avec Klaus Mann, le fils de l'écrivain Thomas Mann, le jeune Klibansky -- qui a hérité du prénom du défenseur de la laïcité et futur président de la République française Raymond Poincaré -- persuade ses parents de l'inscrire à la Odenwaldschule, une école mixte et progressiste, une utopie scolaire réalisée, sans surveillants, sans notes, où les élèves et les professeurs décident ensemble, lors d'assemblées générales, des règles de conduite communes. La Odenwaldschule a formé d'autres gens célèbres, dont Daniel Cohn-Bendit, le défenseur de «l'imagination au pouvoir» de Mai 68.

Comprendre ce qu'est l'homme

Il obtint son «Abitur», l'exigeant diplôme d'études secondaires allemand, avec six mois d'avance et rentre à la fameuse Université de Heidelberg à 17 ans, en 1923. Dans cette ville, il fréquente la maison de Max Weber, en tant qu'ami intime de ses neveux, ses fils adoptifs. Le grand sociologue mort en 1920 a laissé en plan les épreuves de Économie et Société, sa somme théorique. Pour son premier travail intellectuel d'envergure, Raymond Klibansky va donc consacrer ses soirées à aider la veuve Weber à corriger les épreuves du maître ouvrage.
Il suit 35 heures de cours par semaine, dans toutes les disciplines. «Mon ambition était de comprendre ce qu'est l'homme, dira-t-il au Devoir dans une entrevue publiée en 1992. Et pour y arriver il fallait commencer par le commencement, par la pensée grecque, par la langue grecque, celle des philosophes, mais aussi celle des poètes, sans négliger l'expression visible de l'esprit dans l'art.» Il termine son doctorat à 23 ans, puis devient «Privatdozent», professeur de cours libres, en 1931, deux ans avant la catastrophe de 1933. Il se rappellera ensuite avec tristesse du silence de la très grande majorité des enseignants, qui avaient pourtant passé les années précédentes à discuter savamment de la nécessité d'une conduite personnelle courageuse, de l'autonomie de l'individu et de sa liberté. Pour lui, la mémoire de grands esprits qui avaient capitulé devant le régime nazi était «entachée à jamais».

Le cas le plus célèbre demeure évidemment celui de Martin Heidegger, qui fait maintenant les frais d'un juste déboulonnage en règle pour son nazisme militant. L'auteur d'Être et Temps enseigne alors à Fribourg-en-Brisgau et Klibansky ne le rencontre donc pas souvent. Il est tout de même présent à la fameuse conférence Qu'est-ce que la métaphysique ?, donnée en 1929. «Il y avait là, devant nous, un mélange d'intensité intellectuelle et de mensonges, se rappelait-il 60 ans plus tard. Il déformait la vérité historique tout en citant Platon. Tous les moyens étaient bons pour lui.» Klibansky se rapproche plutôt du philosophe Karl Jaspers, qui ne reniera jamais ses idéaux humanistes et démocratiques. Jaspers le propose pour un stage à Kiel, auprès du légendaire Ferdinand Tönnies, auteur de Communauté et Société (1887), ami de Friedrich Engels, cosignataire du Manifeste du Parti communiste, paru il y a 150 ans. «Tönnies m'a beaucoup parlé de ses rencontres avec Engels», confie-t-il à son ancien élève, le professeur québécois Georges Leroux, dans leur livre d'entretiens biographiques Le Philosophe et la Mémoire des siècles, paru en 1998, aux Belles Lettres, à Paris.


Cette volonté de suivre à la trace des notions et des concepts sur des milliers d'années, dans plusieurs aires culturelles, va l'occuper toute sa vie. Raymond Klibansky participe au renouvellement de la compréhension des rapports de la culture occidentale à ses sources grecques, filtrées par les penseurs juifs, arabes et chrétiens du Moyen Âge et de la Renaissance. Dans le lot immense et disparate de ses oeuvres complètes, occupant plusieurs rayonnages, on peut notamment distinguer les éditions critiques d'oeuvres majeures de l'histoire de la philosophie. Par exemple le monumental Corpus Platonicium Medii Aevi, une édition des versions médiévales latines et arabes des textes platoniciens. L'édition critique du Parménide latin, le dialogue de Platon accompagné du Commentaire de Proclus, qu'il a lui-même découvert dans la bibliothèque du cardinal. Et puis les Medieval and Renaissance Studies, dont six volumes ont été publiés de 1941 à 1968. Reconnaître la raison et la dépasser Tout cela pour se comprendre, maintenant. «Il y a dans la tradition allemande une tendance à reconnaître la raison et à vouloir en même temps la dépasser. Ce qui est très différent du cartésianisme français et de l'empirisme britannique. Et pour comprendre cette voie, il faut remonter aux sources médiévales et, à travers elles, comprendre la transformation de la pensée de Platon.»

Dès 1927, il propose à l'académie de Heidelberg de réaliser des éditions critiques des oeuvres latines de Nicolas de Cues puis de maître Eckhart, dont les nazis veulent faire un ancêtre idéologue. À compter de 1933, le «Privatdozent» est d'autant plus menacé qu'il nargue le nouveau pouvoir qui exige des détails sur ses «origines raciales», sur la confession de ses parents et grands-parents. «Moi, je n'ai pas répondu au questionnaire, mais j'ai écrit une lettre qui a été retrouvée récemment. Je déclarais que ce questionnaire était incompatible avec les exigences de la pensée scientifique [...] et que, d'ailleurs, il était impossible de prétendre établir une origine raciale à partir de la religion de deux générations seulement. J'ajoutais que, pour autant que je puisse le savoir, tous mes ancêtres, tant dans la lignée paternelle que maternelle, avaient pratiqué la religion juive.» Raymond Klibansky va quitter l'Allemagne quelques jours plus tard, après avoir convaincu les Warburg de prendre eux aussi le chemin de l'exil avec leurs précieux livres -- leur institut est toujours à Londres. Il a en poche de quoi payer le taxi et il lit mais ne parle pas l'anglais. Il corrige la lacune en quelques mois, devient professeur au prestigieux Wolfson College d'Oxford. La philo mène à tout.


Pendant la Seconde Guerre mondiale, le philosophe prend du service au sein du Political Warfare Executive, en Grande-Bretagne. Il s'élève jusqu'au rang de colonel de l'armée britannique. Non pas malgré sa formation académique, mais précisément en raison de ses connaissances savantes. Ainsi, quand des militaires américains lui demandent des détails sur le temps des récoltes en Toscane, le service du colonel-philosophe trouve la réponse dans Virgile. L'herméneute décrypte aussi les signes de fabrication des fusées VI, V2 et V3. Par contre, lorsque les Alliés déclenchent la campagne de Sicile, il ne le consultent pas et le regrettent amèrement par la suite, comme il le raconte lui-même dans ses souvenirs. «Quand j'ai appris qu'on s'apprêtait à franchir le détroit de Messine et à remonter vers le nord, je ne l'ai pas cru, confie-t-il dans le livre. Depuis Hannibal jusqu'à Garibaldi en passant par Byzance et les Goths, l'histoire a montré que, pour conquérir l'Italie, il faut l'attaquer par le Nord ou par le milieu. [...] Les plans avaient été faits au quartier général d'Eisenhower, à Alger, et approuvés à Washington. Mais j'étais "Political Intelligence Officer" et mes opinions n'avaient aucun poids. L'erreur a été payée chèrement à chaque traversée de fleuve et à la bataille du mont Cassin. Tant de soldats ont été tués.»

En 1946, le colonel redevient professeur, au collège Wolfson bien sûr, mais aussi à McGill et à l'Université de Montréal. Ce nouvel exil volontaire aura finalement duré plus d'un demi-siècle «Je suis profondément européen de formation, de tradition, confiait-il encore à Georges Leroux. Je retourne en Allemagne, à Heidelberg surtout, où l'université m'a fait sénateur d'honneur. Je suis de nouveau souvent à Oxford. Cependant, quand je retourne à Montréal, je rentre chez moi. Peut-être une certaine synthèse entre l'ancien et le nouveau monde s'est-elle opérée en moi ?» Ici, le professeur forme des générations d'étudiants, dont plusieurs devenus célèbres. Comme le Costaricien Oduber Quiros, «tout à fait remarquable», qui participe à un coup d'État en 1949 et rédige un projet de Constitution centrée sur les droits de l'homme. Travailleur infatigable, le nonagénaire codirige un collectif sur les recherches philosophiques au Canada français. Les prix annuels de la Fédération canadienne des études humaines portent son nom. Surtout, pendant toute cette longue vie aussi exemplaire qu'exceptionnelle, à Montréal comme ailleurs, le professeur multiplie les initiatives pour la paix, la liberté et la tolérance, soit au sein de l'Institut international de philosophie, soit en publiant des classiques de ces idées généreuses, dont la fameuse Lettre sur la tolérance, de Locke, parue en plus de 20 langues. Car l'idée de tolérance constitue finalement la clé de voûte de l'existence et de l'oeuvre de Raymond Klibansky, homme d'études autant qu'homme action, philosophe engagé contre les tortionnaires des choses, des mots et des êtres. «Ce n'est pas parce que, souvent, le résultat des efforts est minime, ou même non existant, qu'il ne faut pas les faire, aimait-il répéter. L'effort personnel, l'effort éclairé par une conviction, fait une différence. L'histoire est pleine d'exemples montrant que l'action d'un individu, la personnalité d'un individu, a changé quelque chose.»

Source: Le Devoir, 9 août 2005

Aucun commentaire: