mercredi, janvier 11, 2006

Mes souvenirs de la Sicile grecque

Mai 1999

Nous prenons le traversier pour Messine. Petite traversée d’à peine vingt minutes où nous apercevons enfin le cœur du voyage : la Sicile. Cette Sicile qui m’apparaît entourée de paysages escarpés et où l’on retrouve les restes de cette Grande Grèce. L’Etna, à l’horizon, faisait des merveilles.

Aussi blasé que l’on soit, aussi préparé à toutes les splendeurs, la fraîcheur de la Sicile m’apparaît éternelle. Elle me charme déjà, elle enjôle l’œil avec les nuages, l’Etna et les autres montagnes ainsi que la ligne bleue du littoral. J’aimerais rester des heures assis dans une chaise longue à contempler et à méditer sur l’instinct et l’art des Grecs. Pourquoi cette fin et surtout cet oubli ?

Je pense à Lawrence Durrell, né en 1912, et qui fut probablement de la dernière génération de cette grande culture classique, de ceux qui connaissaient parfaitement l’histoire, la culture et les langues latines et grecques et qui a tenté une réponse à ma question suite à son dernier voyage en Sicile (au début des années 80).

" Parce que c’est le lot de toute chose, je suppose. Et me voilà enfin ici, après tant d’années, avec mes adieux éblouis, moi, le produit d’une autre culture chancelante, condamnée au même déclin ou à la même mort, plus vite encore peut-être [...] "

Cela fait à peine quelques heures que je suis en Sicile et je me sens déjà nostalgique de quelques choses que je n’ai jamais connu... soit l'idée ancienne de l'humanisme, inspirée par les grecs. Pendant des centaines d’années et jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale peut-être, plusieurs générations d'intellectuels pensaient pouvoir bien amorcer la compréhension du monde en maîtrisant les œuvres et l’histoire classiques...une culture générale commune, une lignée qui représentaient un idéal.

La citation suivante d'Albert Camus illustrait bien ce sentiment:

"L’ignorance reconnue, le refus du fatalisme, les bornes du monde et de l’homme, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs"

C’était la base de tout bon Occidental. Maintenant, tout cela est disparu en même temps que Lawrence Durrell. On ne peut qu’aspirer, au mieux, à devenir un bon spécialiste maîtrisant un créneau bien particulier.

De façon inéluctable, la société se fragmente et est déjà rendue ailleurs ; s’éloignant de moi de plus en plus. Je veux rester farouchement moderne et comprendre les différents courants qui m’entourent mais j’aime beaucoup cette idée de marcher sur une piste que bien d’autres ont suivi avant, même s’il doit s’agir d’une promenade solitaire.

Ce sentier néo-classique est d’autant plus stimulant qu’on y côtoie les " Anciens " humanistes mais aussi ceux qui, plus tard, ont voulu les débusquer : de Montaigne à Voltaire, de Dante à Stendhal ; sans oublier tous les peintres et sculpteurs de la Renaissance à Picasso.

Je me reconcentre sur mes premières heures en sol sicilien. Quel plaisir de marcher le long des rues étroites de Toarmina. C’est un endroit où aller avec sa blonde, c’est très romantique. Le théâtre grec de Toarmina est par ailleurs splendide. Pour illustrer l’effet que peut avoir ce lieu, je citerai Guy de Maupassant (1886) :

" Un homme n’aurait à passer qu’un jour en Sicile et demanderait : Que faut-il voir ? Je lui répondrais sans hésiter : Toarmina. Ce n’est qu’un paysage mais un paysage où l’on trouve tout ce qui semble fait sur la terre pour séduire les yeux, l’esprit et l’imagination. Le village est accroché sur une grande montagne, comme s’il eut coulé du sommet [...] "

Nous avons passé notre première nuit sicilienne à Naxus (le site d’une ancienne ville grecque détruite durant l’Antiquité). De mon balcon, je peux voir l’Etna. À cet endroit, nous avons eu une conférence d’une universitaire italienne, (Daniella de Toarmina... un nom incroyable et prédestiné), sur l’influence de l’Etna dans la littérature de l’Antiquité. Elle parla beaucoup du philosophe Empédocle qui se serait suicidé en se jetant dans l’Etna en laissant ses sandales sur le bord du cratère….

J’écris ces lignes avant de me coucher, après avoir pris plusieurs verres à la santé de la modernité...
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Extrait de mon Journal de voyage en Italie (1999)

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