vendredi, mai 12, 2006

Aristote, Victor Hugo et les prostituées

En français, le mot péripatéticienne est synonyme de prostituées de rues.

Le mot "péripatéticienne" provient d'Aristote. Durant l'antiquité, les péripatéticiens étaient l'autre nom des membres de l'école d'Aristote (les aristotéliciens). En grec, le mot péripatétikos signifie "qui aime se promener en discutant". Aristote aimait donner ses leçons en marchant. D'où l'application plaisante du mot aux prostituées qui font les cents pas sur le trottoir.

Victor Hugo, à plusieurs époques de sa vie, notait tout sur ses Carnets, et en particulier ses rencontres sexuelles fort nombreuses (et jusqu'à un âge avancé). Pour déjouer les soupçons de Juliette Drouet (sa secrétaire et...amante officielle fort justement jalouse), il utilisait un langage codé. Le nom d'Aristote revient de façon récurrente dans les Carnets d'Hugo. Plusieurs grands spécialistes de la littérature française se sont penchés sur cette anomalie. Il apparaît aujourd'hui vraisemblable que chaque mention du mot Aristote dans les écrits du romancier français était une référence mémorable à une rencontre avec une péripatéticienne, c'est-à-dire une prostituée.

Juliette Drouet, follement amoureuse de Victor Hugo (elle lui écrivit 20 000 lettres d'amour), fût une secrétaire littéraire méticuleuse et appliquée qui ne comprit jamais ses codes secrets...

11 commentaires:

Anonyme a dit...

Pauvre Juliette Drouet,

Encore une femme dévouée qui se fait avaler par l'égocentrisme d'un homme..est-ce que l'histoire ne fait que se répéter?

Anonyme a dit...

Je rappelle aux lecteur de L'Ancien et du moderne que Victor Hugo (malgré sa vie privée hors du commun)a toujours dénoncé l'injustice faite aux femmes, à qui la société ne reconnaît aucun droit, ni privé ni social, et n'offre aucune protection.

Comme vous avez déjà écrit sur Les Misérables, je me permets d'en citer un passage pour illustrer mon propos

7 - Fantine
Les Misérables I, 5, 8, 1862

Bref, on sut que Fantine avait un enfant. "Ce devait être une espèce de fille." Il se trouva une commère qui fit le voyage de Monfermeil, parla aux Thénardier, et dit à son retour : "Pour mes trente-cinq francs, j'en ai eu le cœur net. J'ai vu l'enfant !" [...]

Tout cela prit du temps. Fantine était depuis plus d'un an à la fabrique, lorsqu'un matin la surveillante de l'atelier lui remit, de la part de M. le maire, cinquante francs, en lui disant qu'elle ne faisait plus partie de l'atelier et en l'engageant, de la part de M. le maire, à quitter le pays. [...]

Fantine fut atterrée. Elle ne pouvait s'en aller du pays, elle devait payer son loyer et ses meubles. Cinquante francs ne suffisaient pas pour acquitter cette dette. Elle balbutia quelques mots suppliants. La surveillante lui signifia qu'elle eût à sortir sur-le-champ de l'atelier. Fantine n'était du reste qu'une ouvrière médiocre. Accablée de honte plus encore que de désespoir, elle quitta l'atelier et rentra dans sa chambre. Sa faute était maintenant connue de tous !
xxxxxxxxxx
Le billet sur Aristote et les Carnets d'Hugo sont véridiques mais peuvent laisser une impression pernicieuse

Anonyme a dit...

La légende a la vie dure! On représente encore Victor Hugo comme un bourgeois adultère, marié par souci de respectabilité, et enfermant sous clef sa maîtresse comme une esclave.

Il faudrait rétablir les faits biographiques avec exactitude. C’est dans le rapport, vécu, aux femmes qu’il a aimées que Victor Hugo a trouvé sa première conscience féministe.

Il fut entouré de femmes peu communes. La plus autonome est sa mère, Sophie Trébuchet, qui vit comme une femme célibataire d’aujourd’hui, avec en plus de ses trois fils la charge d’un amant politiquement dangereux, le général Lahorie, conspirateur contre Napoléon.

Cette intellectuelle voltairienne, anticléricale, fait cadeau à son fils d’une immense liberté: elle lui autorise tous les livres, puis, contre toute raison bourgeoise, l’encourage à devenir poète. L’image originelle de la femme, pour Victor Hugo, est liée à cette éducation exceptionnellement libérale en son temps.

Moins encore de conformisme du côté de Juliette Drouet, la référence dans votre billet. Cette passion parallèle qui dura cinquante ans n’est pas qu’une liaison bourgeoise. Juliette, en 1833, est une courtisane notoire, comédienne pour la forme et croqueuse de diamants dans la réalité. Victor mettra des années à payer les dettes de Juliette. Le courage de Hugo à aimer une prostituée et à vouloir la sauver se mesure au mépris unanime où l’on tient alors ces filles. D’où l’enfermement radical qu’il lui impose et auquel elle se soumet, grâce auquel elle finit par obtenir le respect de tous, et même, à Guernesey, une reconnaissance officielle par Adèle (la relation "officielle" de Victor Hugo)et par ses fils.

La rencontre de Léonie d’Aunet parachève la constitution intime de la question féminine dans la conscience de Hugo. Léonie est, pour son temps, une figure féministe déclarée: elle a pris part à l’exploration du Spitzberg en 1839 et affiche la profession de femme de lettres. Si bien qu’autour de Hugo toutes les femmes écrivent: Adèle mère et fille, Juliette dont certaines lettres sont des chefs-d’œuvre du genre épistolaire amoureux, Léonie enfin; on connaît l’amitié pour George Sand, et plus tard pour Louise Michel.

La liaison avec Léonie et le scandale du flagrant délit d’adultère de juillet 1845 - cette fois il est pair de France, à croire qu’il a le goût de la provocation - le conduisent à une véritable prise de conscience. Tandis qu’on ne lui demande que de se montrer discret pendant quelque temps, Léonie est emprisonnée à Saint-Lazare, puis transférée dans un couvent. Pareille inégalité de traitement fait désormais considérer l’ordre moral avec horreur Hugo. Tout un pan de son œuvre est dès lors prêt.

Bien-sûr Hugo connu des centaines d'aventures, mais dans sa vie publique il fût le premier réel défenseur des femmes...mais peut-être les aimait-il trop?

Anonyme a dit...

Bonjour cher Ancien et moderne,

Une de vos lectrices m'informe par email de l'existence de votre blog et surtout de vorte dernière intervention, peut-être parce que je m'intéresse à ces questions. Est-ce que Victor Hugo était féministe ou sexiste? Je crois qu'il faut le remettre dans son contexte du XIXe s. Mais un homme, aussi génial soit-il, peut-il recevoir le titre de féministe quand il se joue autant des sentiments des femmes aimées? Les commentaires précédents sont instructifs mais je doute de la réponse définitive!

Une "féministe" qui doute, de Paris

Anonyme a dit...

Bonjour à tous (et surtout à toutes),

Il est quand même intéressant d'avoir autant de commentaires sur le rapport entre Victor hugo et les femmes dans un blog tenu par un homme de Montréal (si je lis bien le profil)...

Moi, je répondrais qu'au XIXe s, Il était l'homme de la situation et une femme de lumières ne pouvait sans doute pas ne pas succomber à ce génie... Aujourd'hui, en 2006, il serait lapidé sur la place publique...

Anonyme a dit...

Intéressant comme débat. Comme les choses intellectuelles intéressent les lecteurs de ce blog, je me permet de copier un vieux débat d'il y a 10 ans entre les deux intellectuels de l'heure en France (et si je n'étais pas chauvine, je dirais de l'Occident): Françoise Giroud et Bernard-Henry Lévy. En relisant cette entrevue, peut-on conclure que Victor Hugo est sexiste? Je ne suis pas certain que Françoise Giroud dirait oui.

Bonne lecture!
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L'Express: Vous intitulez votre livre Les Hommes et les Femmes, mais vous ne parlez que de leurs relations entre eux, comme si les uns et les autres n'étaient occupés que d'une chose: l'amour, encore et toujours. Est-ce donc leur seul trait d'union?

Françoise Giroud: Pour finir, oui. Même s'ils sont persuadés du contraire, même s'ils vous disent que tout cela est futile, frivole, superficiel, ce n'est pas vrai: c'est l'amour qui les occupe. Hervé Mille disait toujours: «Tapez sur l'épaule de quelqu'un dans la rue, et demandez-lui à quoi il pense. S'il est sincère, il vous répondra: à la femme qu'il aime, ou à celle qu'il a trompée, ou bien qu'il va tromper.»

Bernard-Henri Lévy: Quand on demandait à Sartre pourquoi il était devenu écrivain, il répondait: «Pour séduire les femmes.» La grande affaire des hommes et des femmes, c'est cette espèce de relation énigmatique, conflictuelle, parfois harmonieuse - mais par miracle - qui les unit, et qu'on appelle l'amour, ou le désir. Les gens ont beau faire semblant de s'occuper de leur destin, de leur carrière ou de pouvoir, ces histoires d'amour et de désamour sont, bien entendu, au cœur des choses.

L'amour est-il devenu, aujourd'hui plus qu'hier, une valeur?
F. G.: Non, au contraire. L'amour n'est plus à la mode.

B.-H. L.: Françoise pense que l'expression amoureuse s'est exténuée. Je crois, moi, que le sentiment revient en force, et même avec une insistance agaçante. C'est l'un de nos désaccords.

Donc, l'identité sexuelle est essentielle. Les différences entre les hommes et les femmes ne se sont-elles pas estompées?
F. G.: Je crois profondément que les deux sexes sont différents. Néanmoins, la part soigneusement cachée, mais virile, qu'il y a en chaque femme a tendance aujourd'hui à s'exprimer, de même que la part féminine dans chaque homme. Les femmes ont pris de l'autorité, de l'autonomie et, surtout, de la confiance en elles.

F. G.: La différence fondamentale est dans l'appréhension du monde.

B.-H. L.: Dans la structure de l'imaginaire, le rapport au corps, au désir, au plaisir... Il y a deux manières de gommer la différence des sexes. Il y a la manière freudienne, qui consiste à dire qu'il n'y a qu'une seule libido, celle des hommes, et que la libido féminine en est un sous-produit. Et il y a la manière post-soixante-huitarde, qui voulait qu'il n'y eût qu'une sexualité, une sorte de sexualité amphibie, polymorphe, dont les hommes et les femmes seraient les agents presque indifférents. Moi, je crois qu'il y a un abîme entre les deux sexes. Il y a deux moitiés dans le ciel. Il y a deux régimes de sensualité presque incommunicables. C'est probablement ce qui, dans certains moments bénis, rend ces affaires-là tellement vertigineuses. Françoise n'est pas de cet avis: elle reste fidèle au vieux thème platonicien du corps indivis.

F. G.: Oui. Selon la thèse de Platon, chaque être humain a été, à l'origine, composé de deux êtres. Ils ont été séparés, et les deux moitiés se cherchent l'une l'autre.

Et vous y croyez?
F. G.: Oui, j'y crois. Et je crois au coup de foudre quand on trouve son autre moitié. J'en ai été frappée. Oui, sur l'instant. J'en ai été victime.

B.-H. L.: Je crois au coup de foudre pour des raisons exactement inverses. Cela frappe comme une évidence. Mais ce n'est pas la reconnaissance d'une part de soi-même qui s'était exilée. C'est au contraire le face-à-face avec une altérité radicale. Ce qui génère la passion amoureuse, c'est la proximité à un être très dissemblable, et non pas la nostalgie.

F. G.: C'est la nostalgie de la fusion. Une fusion dont on rêve. Une fusion impossible, bien entendu. Il peut y avoir une illusion brève de fusion dans l'amour physique. Mais l'amour n'est pas fusion.

A vous écouter, on croirait que l'amour ne s'explique pas.
F. G.: Chacun recherche sa mère ou son père. Cela va de soi.

B.-H. L.: Mais c'est tellement complexe que c'en est presque indéchiffrable. Les médiations, les déguisements, les ruses de l'inconscient sont si peu calculables... Bien malin qui peut expliquer!

Pourquoi, par exemple, cherche-t-on tel ou tel type d'homme ou de femme?
F. G.: On recherche une certaine posture psychologique. On peut en trouver les raisons dans le passé. Le trait commun à tous les hommes que j'ai aimés, c'est la posture psychologique dans laquelle je me suis retrouvée face à eux.

B.-H. L.: Les hommes qui aiment vraiment les femmes n'ont pas de type de femme. Chaque fois, c'est un rôle différent qu'on joue, une identité de soi-même différente qu'on exprime.

Si l'on vous suit, il faudrait rencontrer beaucoup de partenaires pour se trouver soi-même!
B.-H. L.: Quand un homme rencontre une femme, il rencontre en effet un autre soi-même, et c'est étrange et bouleversant. On dirait un projecteur qui éclairerait une autre partie de l'être. L'idée qu'on chercherait toujours la même femme à travers des femmes différentes me paraît fausse. Autant dire que le désir, répétitif et compulsif, serait une version de la psychose...

Pourtant, Françoise Giroud, vous admettez que les femmes ont changé en profondeur?

F. G.: Bien sûr. Ce qui a changé, avant toute chose, c'est la représentation que les femmes se font d'elles-mêmes. Les droits, c'est très important. J'ai beaucoup travaillé pour cela, c'est acquis, c'est bien. Mais ce qui est capital, c'est l'idée que les femmes se font d'elles-mêmes. Elles ont conquis une assurance essentielle à toute action, un respect d'elles-mêmes qu'elles n'osaient avoir, en particulier sur le plan intellectuel. De là découle tout le reste. En cas de grande misère sexuelle, elles n'hésitent pas à quitter leur compagnon. Les divorces sont demandés en majorité par les femmes: c'était inimaginable il y a cinquante ans. Donc, elles ont pris conscience d'elles-mêmes. Elles ne sont pas arrivées au paradis, loin de là. Mais elles ont changé.

Y a-t-il un revers à cette espèce de victoire?
F. G.: Certainement. C'est plus difficile à vivre que l'infantilisme, avec ses ruses et ses sournoiseries. Toutes les formes de liberté sont difficiles à vivre.

Vous dites que les femmes aimaient le malheur.
F. G.: C'est François Mauriac qui disait cela. Que le malheur, c'était leur vocation. Je crois que beaucoup ont pris goût au bonheur. Tout cela transite par la sexualité. On n'est pas heureuse quand on vit à côté d'un homme avec qui on ne fait pas bien l'amour.

C'est à votre avis le motif prioritaire de rupture?
F. G.: C'est très important. Cette exigence qui s'est lovée chez certaines femmes a même pris un caractère presque excessif parfois: l'orgasme est brusquement devenu un droit, comme la Sécurité sociale.

Avez-vous le sentiment que les hommes soient instrumentalisés?
B.-H. L.: Pas plus aujourd'hui qu'il y a vingt-cinq ans! Je suis radicalement opposé à ce que dit Françoise sur les femmes. Le droit a changé, grâce au ciel! Les femmes ont pris une allure nouvelle. En revanche, la représentation qu'elles ont d'elles-mêmes, c'est-à-dire l'essentiel, n'a pas changé. Je ne suis pas si certain que les femmes aient jamais eu cette soumission, ce manque d'assurance dont parle Françoise. Dans l'intimité des hommes, elles n'ont jamais été si dociles ni effacées qu'on pourrait le croire. Regardez les sociétés méditerranéennes: qui commande?

La mère. Mais pas les jeunes femmes.
B.-H. L.: Ces combats pour les droits, l'avortement, etc., ont permis de formidables avancées. Mais je ne crois pas à cette idée selon laquelle la femme commencerait aujourd'hui à sortir d'une espèce d'exil intérieur dans lequel elle aurait été maintenue pendant des siècles.

Comment expliquez-vous que les femmes prennent plus souvent que les hommes l'initiative de la rupture?
F. G.: C'est que les hommes, souvent, ne se conduisent pas très correctement, il faut bien le dire. Ils sont assez facilement mufles, brutaux, infidèles. Ils sont toujours sûrs de leur femme. Il arrive un moment où elle en a assez.

B.-H. L.: Ces statistiques sur le divorce me surprennent. Ces femmes prennent-elles leur parti de la solitude, ou sont-elles tombées raides dingues d'un autre homme? Dans ce dernier cas, je suis moins étonné: les femmes, bien souvent, s'accommodent peu de situations boiteuses, contrairement aux hommes.

Vous dites, Bernard, que vous avez plus de répulsion que d'attirance pour une femme de pouvoir. Vous n'aimez pas être épaté?
B.-H. L.: Si, mais le pouvoir ne m'épate pas. Même chez les hommes. Et c'est la vérité: je trouve les femmes de pouvoir plutôt moins désirables que les autres. Les hommes connaissent le pouvoir, ils en ont fait le tour. Ce qui est fascinant chez une femme, c'est son étrangeté. Si elle est obsédée par le pouvoir, elle devient familière, trop semblable. Elle n'attire plus.

F. G.: Je crois que le pouvoir n'ajoute pas à la séduction d'une femme, franchement.

- Vous pensez qu'il ajoute à celle d'un homme?
F. G.: Oui, c'est éclatant.

- C'est terrible de dire cela! Une femme qui réussit tournerait le dos aux hommes?
F. G.: C'est plus compliqué que cela. Une comédienne ne perd pas de séduction en devenant star. C'est le pouvoir sur les personnes que les hommes supportent mal de voir assumé par une femme. Pierre Bourdieu dit: «Etre un homme, c'est être installé dans une position impliquant des pouvoirs.» En face d'une femme de pouvoir, l'homme est déstabilisé.

Et les hommes, d'ailleurs, ont-ils tant changé, pendant toutes ces années?
F. G.: En gros, ils ont fait des progrès. Mais il faut nuancer en fonction des générations. A part quelques exceptions bien disposées, les hommes de plus de 50 ans sont bloqués: il n'y a rien à faire. Dans la tranche des 30-40 ans, ils sont quand même beaucoup mieux. Ils ne se sentent plus diminués quand ils ont une femme intelligente qui travaille et gagne sa vie. Ils partagent intelligemment les rôles à la maison. Mais moins volontiers les responsabilités.

B.-H. L.: Les hommes n'ont pas changé. Pas plus que les femmes. Pas en profondeur, en tout cas. Beaucoup, dans ma génération, ont épousé la cause des femmes. Mais ils ont su aussi résister à la démagogie qui consisterait à laisser les femmes décider seules d'avoir un enfant, ou céder au rêve de l'androgynat. On a tout de même frisé le drame: le vrai malentendu sexuel!

Les hommes et les femmes sont-ils condamnés au rapport de forces?
B.-H. L.: Je crois que oui. Avec un vainqueur et un vaincu. Mais ça tourne, ça change, ça alterne dans un couple. Ce qu'on appelle les couples réussis, ce sont probablement les couples où la rotation des rôles est la plus rapide, la plus souple.

F. G.: Je définirais plutôt un couple réussi par ce qu'il n'est pas. Ce n'est pas un couple d'anciens combattants - on a pris beaucoup de coups, on a reçu beaucoup de blessures, on s'est beaucoup engueulé, mais on a tout de même traversé tout cela - sûrement pas! On forme un couple réussi quand on est parvenu à garder chacun son autonomie, et néanmoins à s'entendre. Quand on est heureux de s'endormir ensemble et heureux de se réveiller ensemble.

B.-H. L.: Pour moi, un couple réussi, c'est plutôt ce qui se passe entre les deux. Entre l'endormissement et le réveil!

Vous semblez hostiles, tous les deux, à l'amour raisonnable.
F. G.: L'amour raisonnable? Je n'y crois pas du tout! Qui en veut?

C'est pourtant ce qui fondait la stabilité des couples, autrefois.
F. G.: C'est cela! Les couples étaient fondés sur des communautés d'intérêts, de familles, de relations, et, si on avait beaucoup de chance, on devenait bons amants, mais ça, c'était vraiment le coup de veine!

B.-H. L.: L'amour est le sentiment le plus déraisonnable qui soit, et tant pis si cela complique la vie des sociétés!

F. G.: Savez-vous que les garçons ont perdu leur plus forte motivation au travail avec la libération des mœurs? Avant, s'ils voulaient avoir une femme dans leur lit tous les soirs - normal, pour un jeune homme - il fallait avoir une situation, pour pouvoir se marier. C'était un fameux stimulant. La facilité sexuelle a complètement retiré de la vie des garçons ce stimulant social.

B.-H. L.: Si l'amour était le ciment des sociétés, elles deviendraient irrespirables!

F. G.: L'amour détruit la société...

B.-H. L.: Tant mieux!

Qu'attend-on de la vie de couple, aujourd'hui?
F. G.: D'être aimé.

B.-H. L.: Aimez-moi, aimez-moi, c'est la revendication la plus pathétique, mais la plus constante, que les gens expriment tous en permanence.

- Et après, comment survit-on à la passion?
B.-H. L.: Je ne crois pas à l'usure de la passion. Une passion peut être supplantée par une autre. S'user toute seule, non. Je ne crois pas qu'un fantasme se dissolve au contact de la réalité. Un fantasme, ce n'est pas une illusion qui serait parasitée, «enzymisée», «gloutonnisée» par l'intrusion du réel. Le fantasme se recompose. Rien ne s'oppose en théorie à l'amour durable.

F. G.: En théorie. Mais, moi, je crois que les gens changent. On se marie avec une jeune femme fragile, et on se retrouve couché avec un pilote de Boeing. On se marie avec un poète, et on se retrouve en face d'un industriel. Le sentiment du début n'est plus adapté.

Vous déclarez, bizarrement, que les femmes sont plus fidèles que les hommes...
F. G.: Les femmes se sentent plus libres désormais de chercher un amant. Mais, quand leur vie est heureuse, la fidélité leur est assez naturelle.

B.-H. L.: Il y a plus de femmes fidèles que d'hommes fidèles. Cela dit, un homme peut trouver un vrai plaisir à la fidélité. Il y a des moments, dans la vie, où tout se fixe sur un être, sans désir parasite. C'est rare et miraculeux.

F. G.: La fidélité fardeau, c'est épouvantable.

B.-H. L.: Je prône la fidélité de hasard. La fidélité par contrat, ou de courtoisie, c'est à gerber.

Vous dites, dans le livre, qu'aujourd'hui on est contraint de contenir la jalousie. N'est-ce pas le droit de propriété sur l'autre qui, plus qu'hier, est interdit?
F. G.: Certainement. C'est ce qu'on s'interdit de revendiquer, mais cela n'empêche pas la jalousie, loin de là.

B.-H. L.: Inévitable! Tous les amants ont ce désir de propriété sur l'autre, sur son présent et son passé. La jalousie est l'essence de l'amour, comme dit Proust, et la jalousie rétrospective la quintessence de la jalousie.

Décidément romantiques, vous ne croyez pas à l'amour réciproque.
F. G.: Ça, c'est une grande question.

B.-H. L.: Françoise dit que l'amour n'est jamais réciproque. Moi, je dis: parfois, oui.

F. G.: Il est réciproque, mais jamais au même niveau.

La guerre des sexes est-elle finie?
F. G.: Bien sûr que non.

B.-H. L.: Elle n'a jamais cessé. Depuis une certaine côte d'Adam...

F. G.: Et un certain serpent.

Anonyme a dit...

Petite précision sur mon dernier message, on m'a indiqué que l'introduction pouvait confondre le lecteur. Lorsque je mentionne "deux intellectuels de l'heure", il s'agissait bien-sûr d'une référence à l'entrevue (faite il y a peut-être 10 ans). Madame Giroud est morte en 2002 ou 2003.

Le lecteur de romans russes a dit...

Merci à tous (et à toutes!) pour ce bel échange inusité. Je dis bien inusité parce que "Aristote, Victor Hugo et les prostituées" n'était qu'un bref billet pour rappeller un thème fort de mon blogue: la filiation,cad le lien entre les époques. Et voilà que l'on discute de féminisme!

Je n'ai pas de réponse sauf les mots de Victor à Juliette dans une de ses lettres:

Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe encor pleine,
Puisque j'ai dans tes main posé mon front pâli,
Puisque j'ai respiré parfois ta douce haleine
De ton âme, parfum dans l'ombre enseveli,

Puisqu'il me fût donnée de t'entendre me dire
Les mots où se répand le coeur mystérieux,
Puisque j'ai vu pleurer, puisque j'ai vu sourire
Ta bouche sur ma bouche et tes yeux sur mes yeux...

Je puis maintenant dire aux rapides années:
"Passez! Passez toujours! Je n'ai plus à veillir!
Allez-vous en, avec vos fleurs toutes fanées;
J'ai dans l'âme une fleur que nul ne peut cueillir."

"Votre aile, en le heurtant, ne fera rien répandre
Du vase où je m'abreuve et que j'ai bien rempli.
Mon âme a plus de feu que vous n'avez de cendre!
Mon coeur a plus d'amour que vous n'avez d'oubli!"

Victor Hugo 1837
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L'Ancien et le moderne

Anonyme a dit...

Belle façon de conclure ce débat avec les mots superbes de Victor Hugo!

Anonyme a dit...

Très beau texte d'Hugo. L'Ancien et le moderne lui donne le mot de la fin en nous présentant un très beau poème que je ne connaissais pas. C'est habile de votre part; je ne sais pas si cela répond réellement à la question. Mais Juliette aimerait!!

Anonyme a dit...

Qu'elle belle fin d'argumentaire!
Ce poème est trés beau, je le conserverai pour les jours gris de la vie. J'aime aussi le clin d'oeil de la pensée de la semaine, en lien avec les échanges des lecteurs!